Réchauffement climatique : sur les réseaux sociaux, les scientifiques victimes du "déferlement de haine" des climatosceptiques
Au cœur de l'été, la pluie qui arrose une partie de l'Hexagone a fait fleurir les hashtags #Secheressemoncul et #Caniculemoncul sur la plateforme X (ex-Twitter). Pourtant, les scientifiques sont formels : à l'échelle planétaire, juillet 2023 est le mois plus chaud jamais enregistré. Jeudi 3 août, l'agroclimatologue Serge Zaka publie sur le réseau social un graphique illustrant cette hausse des températures. Parmi ses 78 000 abonnés, certains le remercient pour son travail ou l'interrogent sur les données présentées. D'autres internautes se déchaînent.
"Vous pensez avoir le maître mot, vous n'êtes rien. Vous êtes Crocodile Dundee", attaque l'un d'eux, en référence au chapeau sur la photo de profil du scientifique. "Un genre de sous-merde déguisée en cow-boy féminisé urbain, la pitié intégrale en somme", renchérit un autre anonyme. Les questions rhétoriques pleuvent aussi : "Vous n'êtes pas sorti de chez vous en juillet ? Comment peut-on sortir d'aussi grosses conneries ?"
Une agressivité "spectaculaire"
Ces attaques sont devenues habituelles pour Serge Zaka. "On critique mes origines libanaises. On a déjà insulté ma famille, retrouvé des photos de moi, plus jeune, pour se moquer mon physique, liste l'agroclimatologue. On m'a traité de gourou au service de la 'secte des réchauffistes', d'homme à abattre."
"Cela ne me fait plus rien, mais cela me désole que ce type de remarques dissuade mes collègues de s'exprimer."
Serge Zaka, agroclimatologueà franceinfo
De guerre lasse, le climatologue Christophe Cassou a temporairement supprimé son compte X samedi 5 août, après avoir subi un assaut similaire. "Je vais probablement y retourner, mais c'est une vraie pollution mentale." Passé à la télévision le visage tuméfié après une intervention chirurgicale, le scientifique raconte avoir été traité d'"alcoolo". D'autres anonymes souhaitaient qu'il se soit "enfin fait casser la gueule". "Je me suis senti très seul face à ce déferlement de haine, soupire-t-il. C'est dommage, car j'ai rencontré beaucoup de gens passionnants sur Twitter. J'appréciais les échanges que j'avais sur cette plateforme auparavant."
Commentaires sur leur physique et leur sexualité, "mansplaining"... Les expertes subissent, en prime, du harcèlement sexiste. L'ingénieure et docteure en énergétique Yamina Saheb, coautrice du troisième volet du rapport du GIEC, raconte qu'on a critiqué "son maquillage" et "son brushing" après un débat sur le plateau de BFM TV, à l'été 2022. La paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte évoque aussi "des personnes qui glanent des infos sur des comptes de désinformation et croient devenir des spécialistes". Et d'ajouter : "La montée de l'agressivité sur X est spectaculaire et nauséabonde".
Magali Reghezza-Zitt, géographe et membre du Haut Conseil pour le climat (HCC), est ainsi régulièrement traitée d'"hystérique et de mal-baisée". Pour la décrédibiliser, des internautes lui prêtent des proximités politiques, allant "de l'extrême gauche à la droite conservatrice". D'autres remettent même en question sa discipline.
"Certains considèrent que je ne suis pas une vraie scientifique, parce que j'étudie les sciences humaines et sociales."
Magali Reghezza-Zitt, géographeà franceinfo
Juillet semble avoir été particulièrement rude pour les scientifiques, mais aussi les journalistes et les vulgarisateurs. Après avoir publié un article sur les écarts de température avec la moyenne, le 21 juillet, le journaliste du Parisien Nicolas Berrod a reçu des "centaines de messages de moqueries et insultes par heure". On l'accusait, avec sarcasme, d'inventer une "canicule asymptomatique".
Une "recrudescence" estivale
Les passionnés de météorologie qui ont fondé l'association Infoclimat ont été visés par un déferlement similaire, fin juillet. "En faisant du tri, on s'est rendu compte qu'il y avait de rares données inexactes [sur notre site]", riche de quelque six milliards de données climatologiques, raconte le vice-président, Sébastien Brana. Après avoir corrigé ces erreurs, ils ont reçu "des milliers de messages en quelques heures".
On leur reproche jusqu'à la palette de couleurs de leurs cartes, jugée trop alarmiste. "Elle n'a pas bougé depuis dix ans. Mais aujourd'hui, nos cartes affichent souvent de larges zones rouges, car les valeurs dépassent ce qui était considéré comme les 'normales' à l'époque [de leur création]", justifie Sébastien Brana. "On comprend qu'il y ait des interrogations, mais ce n'est pas une raison pour nous accuser." En réponse à ces critiques, l'association a publié une série de tweets pour expliquer sa méthodologie.
"Menteurs, assassins, vendus, criminels... Tels sont les adjectifs que nous avons pu lire sur nos réseaux sociaux ces derniers jours. Les mêmes commentaires hostiles et insultants s'affichent sous les posts de nos confrères. Météorologues professionnels ou amateurs, tous sont concernés", assure le fondateur du site Météo Express, Alexandre Slowik, dans un article daté du 19 juillet.
Ces attaques suivent un rythme saisonnier, observe Thomas Wagner, créateur du média Bon Pote et coauteur, avec Anne Brès, du livre Tout comprendre (ou presque) sur le climat (CNRS Editions, 2022). "Tous les étés, on observe une recrudescence, tout comme après la publication de chaque rapport du Giec, remarque-t-il. L'an dernier, quand il faisait très chaud, on nous sortait qu'il y avait déjà eu des températures élevées en 1979. Maintenant, il suffit qu'il pleuve à Paris pour qu'on nous dise qu'on raconte n'importe quoi."
"Quoi qu'il arrive, les climatosceptiques trouvent toujours un moyen de ne pas être d'accord avec le consensus scientifique."
Thomas Wagner, créateur du média Bon Poteà franceinfo
Si les "centaines de messages d'insultes" et les "menaces de mort chaque semaine" n'empêchent pas Thomas Wagner de dormir, il concède que "ce n'est pas normal". Le fondateur de Bon Pote a pourtant "l'habitude de l'agressivité, en ayant travaillé dans la finance et en jouant aux jeux vidéo". Ce qui n'est pas forcément le cas des scientifiques, peu préparés à réagir aux commentaires haineux.
Des complotistes déjà actifs pendant la pandémie
Parmi leurs harceleurs, on trouve une multitude d'anonymes avec une poignée de followers, mais aussi certains comptes très suivis et bien connus des spécialistes qui étudient le phénomène. C'est par exemple le cas du mystérieux Elpis_R, avec un peu plus de 24 000 abonnés. Le 7 août, il a célébré la décision de Christophe Cassou de quitter temporairement X.
Dans sa biographie, Elpis_R affirme faire de la recherche sur les sciences du climat. Mais David Chavalarias se souvient d'un temps où il se présentait comme "biostatisticien", pendant la pandémie. "Quand l'intérêt médiatique pour le Covid-19 est retombé, de nombreux comptes complotistes ont trouvé une nouvelle cible porteuse : les scientifiques qui parlent du climat", analyse le directeur de recherches au CNRS, qui a publié une étude sur le sujet. Les climatosceptiques écrivent ainsi "3,5 fois plus de messages toxiques (insultants, dénigrants, etc.) et utilisent près de trois fois plus de robots pour harceler leurs cibles que les autres".
Les ex-opposants aux mesures sanitaires et ceux qui s'identifient comme des "patriotes" sont également très présents, poursuit David Chavalarias. Christophe Cassou l'a observé. "On n'est pas face à des individus qui se posent des questions sur le climat, mais des personnes portant un projet politique d'extrême droite ou se nourrissant de complotisme, antivax entre autres, estime-t-il. En tant que scientifique, ce n'est pas mon travail de m'engager pour lutter sur ce terrain."
Le discours climatosceptique surreprésenté sur X
Selon David Chavalarias, l'arrivée d'Elon Musk à la tête de Twitter n'a pas arrangé les choses. "Entre un quart et un tiers des proclimat ont cessé toute activité et sont probablement partis de la plateforme", avance-t-il. Résultat, "il y a maintenant autant de comptes dénialistes [qui nient le réchauffement climatique] actifs sur X que de proclimat, ce qui correspond à une surreprésentation de 35% par rapport à l'opinion publique".
Tous les experts interrogés par franceinfo notent "un vrai changement" depuis l'été 2022. "De nombreux comptes achètent la certification X Blue et sont donc plus visibles", relève Thomas Wagner, qui en appelle "aux pouvoirs publics pour changer la situation". Face à ce constat, "on a tous un rôle à jouer, en choisissant des plateformes où la haine est moins présente", juge David Chavalarias, citant Mastodon comme alternative.
Dès le 25 août, une loi européenne obligera les géants du numérique à lutter de manière efficace contre la désinformation, la haine en ligne et les contrefaçons. "J'ai peur que le rapport de force entre les plateformes et les autorités européennes reste inégal", tempère le journaliste Nicolas Berrod. En attendant, il vient de franchir une limite qu'il n'osait pas dépasser "par philosophie" : bloquer les comptes les plus haineux, "quand le débat n'est pas possible". Avec moins de scrupules, Thomas Wagner applique la "loi de Brandolini", résume-t-il sur Linkedin.
"Si une personne ne veut rien entendre et refuse tout changement, ne perdez pas votre temps : discutez avec d'autres personnes."
Thomas Wagner, créateur du média Bon potesur Linkedin
Tout en investissant de nouveaux espaces de transmission, comme le journal du climat sur France Télévisions, Christophe Cassou refuse de "laisser le terrain" à ceux qui dédaignent le consensus scientifique. Valérie Masson-Delmotte, elle, évite de réagir aux attaques personnelles "pour ne pas donner plus de visibilité à ceux qui la cherchent". De son côté, Serge Zaka fait feu de tout bois. "Les trolls nourrissent aussi l'algorithme de X. J'espère que grâce à eux, je touche de nouveaux publics." Sa publication sur le record de température en juillet a été vue plus d'un million de fois.
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